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Les espaces scéniques du castelet

CAHIERS DE LA MARIONNETTE
Décembre 2002
Paroles d’artiste. Les espaces scéniques du castelets

Deux espaces

Le marionnettiste joue simultanément dans deux espaces contigus. Un espace « réel », celui depuis lequel il manipule ses marionnettes ; et un espace « virtuel » celui dans lequel il montre ses personnages.

Le premier espace est « réel », dans la mesure où la contrainte est de l’ordre du quotidien de l’artiste : il doit composer avec l’étroitesse du lieu comme avec la présence des autres manipulateurs ; il doit organiser une régie des poupées, décors et accessoires au service du monde fictif qu’il met en scène.

Le second espace est « virtuel », tant il suppose de possibles : les êtres y peuvent s’envoler ou disparaître, se métamorphoser ou surgir, franchir l’espace en une seconde ou traverser à petits pas trente centimètres de scène comme on le ferait de dix kilomètres de désert.

Entre ces deux espaces il y a une frontière : la « bande de jeu », qui en serait l’expression, la limite symbolique. ( La « bande de jeu » est cette planche sur laquelle prennent pied les marionnettes à fils, et sur laquelle les marionnettes à gaine déposent leurs formidables accessoires.)

Pour étayer cette « bande de jeu » à bonne hauteur, et pour affirmer la séparation des deux espaces, il faut une structure scénique : c’est le castelet.

Le castelet

Le castelet, petit château des décors des montreurs de marionnettes du Moyen-Âge, est devenu au fil du temps un édifice de dimension variable, mobile ou fixe, qui ressemble à une cabine de bain, une cabane des bois, une tente, une remise de jardinier, un théâtre à l’Italienne. Son objet semble être d’abord la dissimulation du marionnettiste aux yeux du public. Il existe des castelets pour toutes sortes de marionnettes : marionnettes à fils ou à tringles, marionnettes à gaine ou à tige, ombres ou silhouettes…

Le théâtre de marionnettes contemporain a fait voler en éclat cette notion de castelet. Le castelet, signe emblématique de la marionnette dans l’esprit collectif, faisait perdurer une aura dont la profession des marionnettistes, pour évoluer, souhaitait se défaire : la tradition populaire ancienne et les liens exclusifs à l’enfance. L’apparition du manipulateur au vu et au su des spectateurs semblait conforter ce choix par la séduction apparente d’une nouveauté scénique, tant du côté des artistes que de celui du public.

La manipulation sans castelet

Inspirée par les nouvelles conditions de productions du théâtre, ainsi que par la culture japonaise du XVIIIe siècle, le « Bunraku », où plusieurs manipulateurs « à vue » ont coutume d’animer une poupée, fait son apparition en occident. Désormais le castelet n’est plus formellement édifié sur la scène. Y a-t-il pour autant une différence fondamentale entre cette pratique et une manipulation en castelet ?

Les deux espaces, le « réel » et le « virtuel », se côtoient toujours. En effet, lorsque la marionnette « Bunraku » se trempe les pieds dans la rivière, les manipulateurs ne sont pas mouillés, ni n’ont besoin de faire mine de l’être ! Où se trouve alors la frontière entre le «réel» et le «virtuel » ? Semblablement à une frontière dans un paysage, elle est invisible et seulement marquée par la fascination de nos propres conventions et, parfois, par le vertige d’une sensation d’ubiquité.

Un troisième espace

Comme le manipulateur visible ou invisible, le castelet visible ou invisible est dépendant de la marionnette, aussi dépendant que l’écriture l’est de la page où elle se lit. Ce phénomène inclut implicitement un troisième acteur, sans lequel le charme ne pourrait opérer, dans un troisième espace, et c’est le public.

Ce public était dit « primitif » quand l’effigie des Dieux animés par des prêtres dissimulés lui faisait croire à une mythologie ; il était dit « enfantin » quand il croyait à la vie authentique des Polichinelles de bois. Pour un artiste d’aujourd’hui, choisir de monter un spectacle dans un castelet, en cachant les marionnettistes, serait-ce seulement raviver cette innocente béatitude ?

Échelle et proportion

En dissimulant le manipulateur, l’espace proposé aux spectateurs se révèle sans échelle (comme le serait la reproduction d’une peinture sans la boîte d’allumette en bordure qui en indiquerait la vraie dimension). Par contre, pour peu qu’apparaissent un doigt, une main, une tête ou le marionnettiste entier, nous entrons dans un rapport où l’humain devient la proportion du monde présenté.

Dans ce cas, nous avons d’une part un univers sans repère où les proportions sont inhérentes au discours dramatique, riche du potentiel de toutes les prouesses imaginaires, les fantaisies de l’esprit ; et d’autre part, une « rechute » dans le théâtre où l’homme – véritable étalon – caracole sans cesse au milieu de l’attention publique. D’un côté le théâtre de marionnettes, de l’autre le « théâtre ordinaire ».

Cette aimantation, cette attirance contradictoire sont les plus récurrentes des réflexions dans les arts du spectacle. Entre illusion et convention, le bon vieux castelet d’antan (à condition de ne pas en isoler la notion) interroge plus que jamais le sens, la crédibilité et la nécessité du jeu scénique.

Pierre Blaise